Carlos Ruiz Zafón (1964-…) : Le Jeu de l’Ange

Dans la Barcelone des années 1920, David Martín, jeune écrivain reçoit l’offre inespérée d’un mystérieux éditeur : écrire un livre comme il n’en a jamais existé, « une histoire pour laquelle les hommes seraient capables de vivre et de mourir, de tuer et d’être tués », en échange d’une fortune et, peut être beaucoup plus encore pour qui connaît le prix d’une âme. Mais du jour où il accepte ce contrat, une étrange mécanique de destruction se met en place autour de lui, menaçant les êtres qu’il aime le plus au monde…

[…] – Intéressant, prononça le patron en terminant la dixième et dernière page. Étrange, mais intéressant.
Nous étions assis sur un banc dans l’ombre dorée de la gloriette du parc de la Citadelle. Une voûte à claire-voie filtrait la lumière, la réduisant à une poussière d’or, et les massifs de plantes sculptaient les zones d’ombre et de clarté de cette étrange pénombre lumineuse qui nous entourait. J’allumai une cigarette et suivis du regard la fumée montant en volutes bleues d’entre mes doigts.
– Venant de vous, étrange est un adjectif inquiétant. fis-je remarquer.
– J’employais le mot étrange par opposition à vulgaire, précisa Corelli.
– Mais ?
– Il n’y a pas de mais, mon cher Martín. Je crois que vous avez trouvé une voie intéressante et qui offre de nombreuses possibilités.
Pour un romancier, s’entendre dire que certaines de ses pages sont intéressantes et offrent des possibilités, c’est le signe que rien ne va. Corelli parut saisir mon inquiétude. […]

barcelonale kiosque de Barcelone

[…] Après des années d’expérience dans l’écriture de romans policiers, on n’est pas sans avoir acquis un certain nombre de principes de base concernant la manière de débuter une enquête. L’un d’eux est que toute intrigue un tant soit peu solide, y compris passionnelle, naît et meurt dans une odeur d’argent et de propriété immobilière. Au sortir de la gloriette, je me rendis dans les bureaux du Registre de la propriété, rue Consejo de Ciento, et demandai à consulter les volumes où était consigné tout ce qui touchait à l’achat, la vente et la propriété de ma maison. Les tomes de la bibliothèque du Registre contiennent presque autant d’informations essentielles sur les réalités de la vie que les œuvres complètes des philosophes les plus scrupuleux, ou peut-être davantage. […]

[…] Elle me mit des gants et une écharpe et me poussa vers la porte. Quand nous passâmes le portail, un vent froid soufflait, mais le soleil couchant brillait encore en semant de l’ambre sur les rues. Elle me prit le bras et nous marchâmes.
– Comme deux amoureux, remarquai-je.
– Très drôle !
Nous allâmes jusqu’au parc de la Citadelle et entrâmes dans les jardins entourant la gloriette. Nous arrivâmes au bassin de la grande fontaine et nous assîmes sur un banc.
– Merci, murmurai-je.
Isabella ne répondit pas.
– Je ne t’ai pas demandé comment tu allais.
– Ça ne vous change pas de vos habitudes.
– Comment vas-tu ?
lsabella haussa les épaules. […]

 ZAFÓN, Carlos Ruiz, Le jeu de l’Ange, Paris, Editions Robert Laffont, 2009. Traduit de l’espagnol par François Maspero ISBN 978-2-266-19423-5
Titre original El Juego del Ángel

Note : le traducteur emploie le mot “gloriette” pour traduire le mot espagnol “glorieta”, mais ce mot désigne le kiosque à musique.