Ciarán Carson (1948-…) : Thé au trèfle

A travers l’Europe et les siècles, trois enfants sont embarqués dans une étrange aventure initiatique, grâce à une potion, le thé au trèfle, censé apporter la paix sur terre et dans les cœurs et un tableau de Van Eyck, « Les Epoux Arnolfini ». Ce sont les aventures d’un jeune garçon appelé Carson et de sa fée de cousine, Bérénice, et de Célestin qui croient entrer dans le tableau et voyager dans le temps depuis notre époque. C’est aussi une succession de détails savoureux sur l’art de peindre, un essai d’érudit sur la peinture flamande.

[…] Bien que j’aie passé mon enfance à explorer la ville de Gand, j’ai fini par comprendre qu’elle était insondable, et que le nombre d’itinéraires possibles pour arriver à une destination donnée était quasiment infini. De plus, l’expérience s’avérait totalement différente selon qu’on décidait d’entrer dans une rue par un côté ou par un autre. Si, pour arriver rue des Chanterelles, par exemple, on prenait la rue de la Cuiller, on remarquait un petit café à l’un des angles du carrefour, et la boulangerie à l’autre angle ; tandis que si on y arrivait par la rue Guillaume-Tell, on avait le magasin d’armes et d’articles de pêche juste en face, accolé à celui de la couturière d’un côté, et à celui du peintre d’enseignes de l’autre.

Les enseignes à elles seules me fascinaient : les ciseaux géants coupant l’air à la devanture du tailleur ; les bandes tournantes rouges et blanches de l’enseigne du coiffeur, représentant un bras bandé avant une prise de sang ; les trois boules d’or du prêteur sur gages, emblème des marchands et banquiers qu’étaient les Médicis, et de saint Nicholas de Bari, qui donna trois bourses d’or en dot à trois sœurs vierges désireuses de se marier. Chaque négoce s’annonçait ainsi lui-même ; et les noms des rues évoquaient d’anciennes appellations, dont certaines perduraient envers et contre tout, comme la bonne odeur du pain chaud rue des Baguettes, ou le murmure du vent dans les feuilles du seul tremble de la rue du Tremble.

Le kiosque de Gand (Kouter, anciennement Place d’Armes)

Les jours de fête, les hautes maisons accolées les unes aux autres étaient décorées de bannières : d’un beau bleu foncé avec une étoile jaune au centre ; ou toutes noires, avec une fine bordure de bleu et de jaune entourant le Lion doré des Flandres ; et, partout, entremêlées aux autres, les couleurs de la Belgique, en bandes verticales rouges, jaunes et noires. On entendait les tambours et les clairons ; et aussi les sonnettes des trams ; les chiens aboyaient ; des bandes de joyeux soldats flânaient dans les rues ; des paysannes en sabots se promenaient bras dessus bras dessous ; l’air se remplissait du cri rauque des colporteurs. Le soir, la place d’Armes grouillait de monde. Des équipes d’hommes installés sur des échelles allumaient des milliers de petites lampes à huile suspendues entre les arbres et les kiosques à musique, aussi lumineuses que des joyaux multicolores sous leurs verres bleus, jaunes, blancs, verts et rouges. Ces nuits-là, le choc des cymbales, le roulement des tambours, les applaudissements, les cris et les chants folkloriques retentissaient dans mes rêves. L’aube était déjà levée que pour clore les festivités l’orchestre jouait l’hymne national belge, vidant les rues et les places.

Au son des cloches du beffroi qui annonçaient le jour nouveau, mon cœur se remplissait d’amour pour notre nation. Et pourtant, à cette époque les noms des rues étaient français ; aujourd’hui ils sont flamands. Et le fait est que notre pays est divisé, lui aussi, depuis longtemps, qu’il se morfond dans les rets d’une guerre des langues qui dure depuis des siècles. Beaucoup de Belges sont bilingues : Van Eyck parlait à la fois le flamand, langue de la rue et des ateliers, et le français, langue de la cour qui l’employait. Mais la majorité est monoglotte, et comme ils ne connaissent que leur langue paternelle, ou maternelle, ils n’ont pas la moindre idée de la façon dont vit l’autre moitié du pays. Dans mes rêves, parfois, nous parlons tous la même langue, et il n’y a pas de frontière entre les êtres.
Une dose de Thé au trèfle ne ferait peut-être pas de mal aux Belges. Si nous prenons Célestin au mot, et nous n’avons aucune raison de ne pas le croire, lui aussi a été comme nous, à une époque. Ses visions étaient réalités pour lui. Aussi serais-je enclin à suivre son plan, conclut Maeterlinck.

CARSON, Ciarán, Thé au trèfle, roman traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Bastide-Foltz, Editions Actes Sud, 2004, coll. Le cabinet de lecture. 322 p. (ISBN 2-7427-4799-0)

Titre original : Shamrock Tea, London, Granta Publications, 2001