Guillermo Martínez (1962 – …) : Mathématique du crime

Mathématique du crime s’inspire de l’univers réel de l’auteur, puisqu’il met en scène un jeune mathématicien, plongé dans la sereine et studieuse Oxford, et qui va se trouver au cœur d’une enquête portant sur des meurtres en série. Les travaux d’un éminent logicien, Arthur Seldom, semblent à la fois être le prétexte à ces meurtres, mais aussi peut-être la clef de l’énigme. Nous allons assister au troisième meurtre.L’action se passe à Blenheim Palace dans le village de Woodstock, à quelques kilomètres d’Oxford. Pour les concerts, on dresse un kiosque provisoire dans les jardins.

[…] Je revins à Oxford le jour du concert. Dans mon casier à l’Institut je trouvai un petit croquis, déposé par Seldom, avec des indications et plusieurs façons de me rendre à Blenheim Palace ainsi qu’une heure de rendez-vous. L’après-midi, alors que je finissais de m’habiller, j’entendis frapper à la porte. C’était Beth, et je restai un moment muet, incapable d’en détacher les yeux.[…]

[…] – Nous avons pensé avec Michael que tu pourrais peut-être nous accompagner en auto, si ça ne t’embête pas d’arriver un peu en avance. Nous sommes déjà sur le départ.
Je pris un pull-over fin, en fil, et la suivis dans le chemin qui longeait le jardin. Je n’avais vu qu’une seule fois Michael, de loin, depuis la fenêtre de ma chambre. Il était en train de charger le violoncelle de Beth sur le siège arrière et, quand il sortit finalement pour me saluer, j’aperçus un visage jovial et innocent, avec les bonnes joues rouges d’un paysan ou d’un heureux buveur de bière. Il était très grand et corpulent.[…]

[…] Nous tournâmes en direction de Woodstock, par une étroite bande d’asphalte flanquée d’arbres des deux côtés. Les branches s’entrelaçaient au-dessus de la route formant un long tunnel qui ne laissait entrevoir que le prochain virage. Nous traversâmes le petit village, parcourûmes sur environ deux cents mètres un chemin latéral puis, après avoir franchi un arc en pierre, nous vîmes apparaître, sous le dernier soleil du soir, les immenses jardins, le lac, et la silhouette majestueuse du château, avec ses coupoles dorées et les statues en marbre penchées aux balustrades telles des vigies. Nous garâmes la voiture dans le parking d’entrée. Beth et Michael traversèrent le jardin, avec leurs instruments, jusqu’au kiosque où étaient installés les pupitres et les sièges destinés aux musiciens de l’orchestre. Les chaises du public, encore vides, avaient été rangées, par une main amoureuse des détails, en d’impeccables demi-cercles concentriques. Je me demandai combien de temps allait durer ce petit prodige de géométrie une fois les gens arrivés, et si quelqu’un d’autre aurait la chance d’admirer ce travail. Je décidai de flâner dans le bois et au bord du lac pendant la demi-heure d’attente.[…]

[…] La plupart des chaises étaient déjà occupées et je fus ébahi par la quantité de gens qui continuaient à arriver en petits cortèges parfumés, les femmes relevant les traînes de leurs robes longues. Je vis que Seldom me faisait des signes, en brandissant le programme, depuis l’une des premières rangées. Il était d’une élégance surprenante, vêtu d’un smoking et d’une lavallière noire.[…]

[…] Seldom avait baissé insensiblement la voix. Les murmures cessèrent autour de nous et les lumières s’éteignirent presque. Un puissant faisceau blanc éclaira dramatiquement les musiciens dans le kiosque. Le chef d’orchestre tapa deux coups brefs sur son pupitre, étendit la main vers le violoniste, et nous écoutâmes les premières notes solitaires de la sonate d’ouverture, telle une volute de fumée qui s’efforcerait de monter et de se frayer un passage à l’aveuglette, dans le silence.
Avec une douceur extrême, comme s’il cueillait des fils subtils dans l’air, le chef d’orchestre fit entrer en scène Beth et Michael, les instruments à vent, le piano, et enfin le percussionniste. J’observai Beth ; de fait, même quand je parlais à Seldom, je n’avais jamais cessé de l’observer. Je me demandai si c’était là, sur scène, que s’établissait la véritable communion avec Michael, mais ils paraissaient concentrés, absorbés l’un et l’autre dans la partition dont ils tournaient rapidement les pages. Un brusque coup de cymbales me faisait à chaque instant lever les yeux sur le percussionniste. C’était, de loin, le plus âgé de l’orchestre, un homme très grand, voûté par les années, dont la moustache blanche aux pointes un peu jaunissantes avait dû être, à une certaine époque, sa fierté. Son aspect fragile et flageolant tranchait avec la vigueur spasmodique de ses coups, comme s’il cachait à la vue d’autrui les symptômes avant-coureurs d’une maladie de Parkinson. Je remarquai qu’après chacune de ses interventions il mettait ses mains derrière son dos, et que le chef d’orchestre s’efforçait, par des gestes comiques, de modérer ses ardeurs. Il y eut un crescendo majestueux, puis 1e chef marqua la finale par un mouvement énergique, avant de se retourner et de recevoir, avec une inclination de la tête, les premiers applaudissements du public.
Je demandai le programme à Seldom. La pièce suivante était Cheyenne Autumn, d’Aaron Copland, la troisième de la série des saisons, pour triangle et orchestre. Je rendis le programme à Seldom, qui, à son tour, y jeta un rapide coup d’œil.
– Peut-être verrons-nous à présent les premiers feux d’artifice, me chuchota-t-il.
Je suivis son regard vers le toit du château, où l’on devinait, confondues avec les sculptures de la frise, les ombres furtives des hommes qui préparaient les salves. Il se fit un grand silence, les lumières pointées sur l’orchestre s’éteignirent, et le cercle du projecteur éclaira seulement le vieux percussionniste qui, tel un personnage spectral, brandissait le triangle. Nous écoutâmes le tintement hiératique et lointain, semblable au goutte-à-goutte du dégel dans des coulées de givre. Une lumière orangée, qui voulait peut-être représenter une aurore, fit réapparaître le reste de l’orchestre. Le triangle lutta en contrepoint contre les flûtes, jusqu’à ce que le tintement disparût du motif principal, puis le projecteur se déplaça vers le piano pour ouvrir la seconde mélodie. Les autres instruments se joignirent bientôt à ce qui ressemblait à une lente éclosion de fleurs. La baguette du chef d’orchestre marqua soudain, aux trombones, le rythme effréné de chevaux sauvages galopant dans la plaine. Tous les musiciens se plièrent à cette poursuite infernale jusqu’à ce que la baguette pointât de nouveau l’estrade du percussionniste. Le faisceau de lumière l’éclaira une seconde fois, dans l’attente du point d’orgue, mais nous vîmes, sous cette lumière blanche et crue, qu’il se passait quelque chose de terrible.
Le vieux tenait encore son triangle dans la main ; il semblait essayer de respirer dans le vide. Il lâcha le triangle, qui produisit une dernière fausse note en tombant, puis il descendit, chancelant, de son estrade, suivi par le projecteur, comme si l’œil de l’éclairagiste ne pouvait plus se détacher de la fascination horrifiée qu’exerçait la scène. Il tendit l’un de ses bras vers le chef d’orchestre, dans une supplication muette, puis porta ses deux mains à son cou; on aurait dit qu’il bataillait contre une main invisible l’étranglant sans pitié. Il tomba à genoux. Un chœur de cris suffoqués s’éleva, tandis qu’une partie des spectateurs du premier rang se levaient de leurs sièges. Les musiciens entouraient le vieillard et réclamaient désespérément un médecin. Un homme se fraya un passage depuis notre rang pour parvenir au kiosque.[…]

MARTÍNEZ, Guillermo, Mathématique du crime, roman traduit de l’espagnol (Argentine) par Eduardo Jiménez, Editions Nil, Paris, 2004, 268 p. (ISBN ISBN 2-84111-313-2)
Titre original : Crímenes imperceptibles (ISBN 950-49-1128-5, Buenos Aires)
Ce roman a obtenu le prix « Premio Planeta ».