Marcel Proust (1871-1922) : A l’ombre des jeunes filles en fleurs

Dans son livre culte A l’ombre des jeunes filles en fleurs, paru en 1919 et pour lequel il reçoit le Prix Goncourt, Marcel Proust évoque son séjour de convalescence dans le Grand-Hôtel d’une localité qu’il appelle Balbec, où l’on reconnaît Cabourg. De 1891 à 1898, puis de 1907 à 1913, l’écrivain y effectue de nombreux séjours et aime rendre visite à ses amis en villégiature sur la côte normande.
Mme de Villeparisis, amie d’enfance de sa grand-mère, lui présente le marquis de Saint-Loup et le baron de Charlus qui, comme elle, appartiennent à l’aristocratique famille des Guermantes. La découverte de l’univers d’Elstir, peintre de génie, lui dévoile – sans qu’il en ait pleinement conscience – quelques-unes des vérités essentielles qu’il avait jusqu’alors vainement cherchées. Et Elstir lui permet encore d’aller au bout d’un rêve en l’introduisant auprès de la petite bande des jeunes filles en fleurs qui se profilent le long de la plage de Balbec.
Marcel Proust cite plusieurs fois les concerts sur la plage qui se donnaient même tous les jours en saison.

l’ancien kiosque de Cabourg

[…] Ce fut pourtant à une station de chemin de fer, au-dessus d’un buffet, en lettres blanches sur un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de Balbec. Je traversai vivement la gare et le boulevard qui y aboutissait, je demandai la grève pour ne voir que l’église et la mer; on n’avait pas l’air de comprendre ce que je voulais dire […]

[…] Quelques jours après nous rencontrâmes Mme de Villeparisis en sortant du concert symphonique qui se donnait le matin sur la plage. Persuadé que les œuvres que j’y entendais (le Prélude de Lohengrin, l’ouverture de Tannhauser, etc.) exprimaient les vérités les plus hautes, je tâchais de m’élever autant que je pouvais pour atteindre jusqu’à elles, je tirais de moi pour les comprendre, je leur remettais, tout ce que je recélais alors de meilleur, de plus profond.
Or, en sortant du concert, comme, en reprenant le chemin qui va vers l’hôtel, nous nous étions arrêtés un instant sur la digue, ma grand’mère et moi, pour échanger quelques mots avec Mme de Villeparisis qui nous annonçait qu’elle avait commandé pour nous à l’hôtel des « Croque Monsieur » et des œufs à la crème, je vis de loin venir dans notre direction la princesse de Luxembourg, à demi-appuyée sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et merveilleux corps cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque si chère aux femmes qui avaient été belles sous l’Empire et qui savaient, les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe tendue, faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de l’armature d’une invisible tige inflexible et oblique, qui l’aurait traversé. Elle sortait tous les matins faire son tour de plage presque à l’heure où tout le monde après le bain remontait pour déjeuner et comme le sien était seulement à une heure et demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps après que les baigneurs avaient abandonné la digue déserte et brûlante. […]

[…] C’était l’heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s’ils eussent été porteurs de quelque tare qu’elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l’heure, d’acteurs devenus critiques, viendraient s’installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. […]

[…] La femme d’un vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses expositions, l’avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal qu’elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant lesquelles elle le laissait seul et qu’elle ne prolongeait jamais au delà de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais qu’elle renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l’impression qu’il était encore en état de vivre comme tout le monde et n’avait nul besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation l’aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité, d’une timidité honteuse et fanfaronne, qui n’existait pas chez les autres. […]

[…] « Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés, même à l’heure du concert. » A dix heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait, coulé et continu, le glissement de l’eau d’une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d’une musique sous-marine.

PROUST, Marcel, A la recherche du temps perduA l’ombre des jeunes filles en fleurs, (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1954.