Simon Vestdijk (1898-1971) : Le Jardin de cuivre

L’intrigue du Jardin de cuivre se situe au début du 20ème siècle dans une petite ville de Frise, province natale de Simon Vestdijk. Cette ville désignée par W*** dans le roman est en fait la ville de Leeuwaarden.

Le roman débute au moment où à 8 ans, le jeune Nol assiste à une représentation d’un concert sous le kiosque au parc public. L’élément cuivre se réfère non seulement à la couleur des feuilles du jardin à l’automne, mais aussi aux instruments de musique en cuivre. Le cuivre fait aussi référence au nom du chef d’orchestre, Cuperus et à sa fille Trix. Lors d’une chaude journée d’été, Nol et Trix ont spontanément dansé ensemble dans le parc municipal, au son d’une musique frénétique orchestrée par le père de Trix. Ceci a provoqué en Nol une exaltation intense dont le souvenir restera pour lui inoubliable.

[…] Un petit lac occupait le milieu de la vallée, bordé de plates-bandes de fleurs rouges et de grosses boules argentées. Un pont rustique, un peu vermoulu sur le haut, le traversait : fait de fûts de bouleaux, il était assez démesuré pour qu’on pût le croire prévu pour des crues cataclysmiques, et menait à un énorme kiosque en bois, énorme surtout par sa hauteur. Le fond en était en arc de cercle, mais de mon poste, je ne pouvais en apercevoir qu’une infime partie. J’y vis trois musiciens petits, avec leurs cuivres. […]

[…] Au gré de leur promenade, des visiteurs s’attardaient au nord du petit lac, se hasardant même aux abords du kiosque. Quelques enfants en faisaient partie, mais on ne voyait ni landaus, ni bonnes. A l’extrême gauche, sur une allée de tilleuls en contre-haut, une rangée de tables longeait un mur troué de petits œils-de-bœuf comme en ont parfois certaines vieilles écuries. Ce mur, le Pavillon principal le lançait à la façon d’un bras protecteur qui, à vrai dire, ne se refermait pas, mais se serait terminé en doigts si bien accrochés aux buissons qu’ils finissaient par se fondre dans le parc au bord duquel je me tenais. Du sentier descendait un raidillon de gazon, où il était hors de question d’installer chaises et tables. Des cimes d’arbres couronnaient le kiosque ; d’un ample mouvement, elles tournoyaient dans la lumière aveuglante du soleil, laissant de temps à autre apparaître la trace blanche et rugueuse d’un impact ancien de fondre. […]

[…] le monsieur en habit escaladait la gloriette ; sous des applaudissements qui enflaient à mesure qu’il montait…Il s’était fait un silence total. Presque immédiatement, la musique se déchaîna. […]

Leeuwaarden kiosque 4Le kiosque de Leeuwaarden

[…] Mon nouvel observatoire me permettait de tout voir du kiosque jusqu’au fond : les vents, instrumentistes graves, dont les efforts congestionnaient les nuques, les cuivres, la grosse caisse, les bois avec flûtes et clarinettes embouchées par de petits hommes ébahis, toute cette fanfare obéissant au doigt et à l’œil aux gestes énergiques de l’homme en habit, qui les excitait à la frénésie. Debout sur une caisse retournée et drapée dans un tapis d’un vert éteint, il se mouvait en tous sens. Fier, très sûr de lui, il brandissait sa baguette ; mais dans son âme avaient élu domicile d’autres forces, bien plus douces : battre la mesure pouvait, s’il le voulait, brusquement se résoudre en une torsion des mains. Du reste, je voyais mal dans ces moments-là, tant la musique avait pris possession, sans réplique, de mes jambes, de mon cerveau, de mon épine dorsale. […]

[…] Au cours du troisième morceau, je découvris devant le Pavillon, à quelques pas des messieurs impatients, une longue et pâle jeune fille, complètement solitaire, le regard tendu vers le kiosque à musique. Garçons et maîtres d’hôtel avaient beau presque la bousculer avec leurs plateaux qui portaient le lait, les choux, la limonade et le petit verre de baies de cassis baignant dans le genièvre, elle ne détournait pas les yeux, et je sentais en elle une tension comparable à la mienne devant le miracle qui s’accomplissait là-bas. […]

[…] Mes mains soudain se trouvèrent prises dans de longues mains fraîches. Je levai la tête ; à l’autre bout de ces deux chaînes si souples, rythmant la cadence avec moi, dansait la grande fille pâle que j’avais vue à l’entrée du Pavillon. Elle était d’une tête plus haute que moi. Par moments, j’avais l’impression de planer, attiré vers elle ; je savais bien pourtant qu’elle ne m’aurait jamais permis d’enlacer sa taille, comme font d’ordinaire les danseurs. […]

[…] c’est alors qu’elle me lâcha pour regagner précipitamment la place où elle se trouvait d’abord et où, à travers des nuages de poussière, les yeux papillonnant d’un rideau de brume, je pus la contempler, qui avait repris sa pose immobile.
Elle avait le visage tourné vers le kiosque à musique, et ne faisait plus du tout attention à moi : j’étais Gros-Jean comme devant. Ce n’était pas très chic. […]

[…] Les applaudissements ne s’étaient pas encore éteints que les musiciens en sueur se trouvaient déjà sur le petit pont ; abandonnés, leurs cuivres luisaient dans la haute niche de bois brun clair du kiosque. […]

VESTDIJK, Simon, Le Jardin de cuivre, roman traduit du néerlandais par Jacques Plessen et Robert Sctrick, Paris, Editions Phébus, 1993. ISBN 978-2-8594-0269-3

Titre original : De Koperen Tuin, 1950