Arthur Rimbaud (1854-1891) : A la musique

Quand Arthur Rimbaud écrit son poème « A la musique » en juillet 1870, le kiosque à musique n’est pas encore construit, il le sera en 1879. Pourtant la dédicace « Place de la Gare, à Charleville » ne laisse planer aucun doute sur l’endroit des concerts. Effectivement, tous les jeudis soirs l’harmonie municipale ou la fanfare du 6e de Ligne offraient des concerts aux « bourgeois » que Rimbaud exècre (« Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs »). Il jette un regard ironique sur le public comme sur les musiciens.

le kiosque à Charleville et le buste de Rimbaud

A la Musique

Place de la Gare, à Charleville

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

– L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des Fifres:
– Autour, aux premiers rangs, parade le gandin;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs:
Les gros bureaux bouffis traînant leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames;

Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,
Puis prisent en argent, et reprennent : «En somme !… »

Epatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, c’est de la contrebande; –

Le long des gazons verts ricanent les voyous;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes…

– Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes:
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout plein de choses indiscrètes.

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles:
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaules.

J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…