Daniel Boulanger (1922-2014) : Musiques

La musique occupe une place centrale dans la vie et l’œuvre de Daniel Boulanger. Dans cette nouvelle, extraite du recueil Fouette, cocher ! il met en scène les curistes d’une ville d’eaux. Celle-ci n’est pas nommée, mais des indices (joyau de fonte verte au centre des bâtiments en demi-lune) nous indiquent qu’il s’agit de Vichy. Il décrit avec beaucoup d’amusement ces malades qui traînent entre l’établissement thermal et le Parc.

Voici la nouvelle in extenso.

MUSIQUES

Le répertoire allait de Mascagni à Olivier Métra, avec des incursions en musique militaire, mais pour le servir aux curistes, de l’ouverture à la fermeture de l’établissement thermal, trois orchestres se succédaient sous le kiosque, joyau de fonte verte au centre des bâtiments en demi-lune qui rappellent encore, bien après l’épuisement des sources par effondrement interne et balance des terrains, les basses et simples écuries en bordure des champs de course. Dès huit heures les cuivres donnaient à plein, couvrant pudiquement les bruits des malades qui venaient rétablir là leurs intestins et se trouvaient pendant quelques semaines plus dérangés qu’ils ne l’avaient jamais été. Les fontaines alternaient donc avec les cuvettes et dès le 1er avril jusqu’à fin septembre une foule venue des quatre coins de l’Europe, truffée parfois d’Asiates et de Yankees, se posait sur les sièges de fer autour des musiciens en uniforme bleu ciel à fourragères noires, attendant, retardant jusqu’à l’extrême de les quitter pour courir aux portes intimes d’un rouge profond qu’ornaient des cœurs, des carreaux, des trèfles et des piques selon le département des sources. On liait connaissance par des :  » Je suis cœur, et vous? – Carreau « , mais la conversation ne pouvait prendre son essor sur l’esplanade puisque chacun savait qu’il devait l’interrompre d’un moment à l’autre sur une excuse que le partenaire fournirait peut-être le premier, en sorte que l’on écoutait quand même l’orphéon qui n’était pas de nourriture mais de décor.

le kiosque de Vichy

Quand le nouveau venu prenait pour facétie ce qui n’était qu’une sorte de relâchement des musiciens tétanisés par une longue heure de valse, des galops de cordes et de cuivres accompagnaient parfois la course des curistes en proie aux tranchées, avant que ne reviennent les temps langoureux d’une rêverie, l’accalmie d’une sarabande, le solo d’un violoniste enivré de sa chère douleur, longues entailles qui mettent aussi le ciel en sang. A la relevée des musiciens, dans le brouhaha en forme de diabolo fait des essais de l’orchestre qui arrivait et du nettoiement des pistons de ceux qui s’en allaient, la foule ressentait un malaise et l’on pouvait voir s’égailler vers les cabines un peuple dont peu d’élus pouvaient aussitôt se satisfaire. Les poings de ceux qui avaient surestimé leur résistance ou qui n’avaient pas eu la force de doubler le voisin s’abattaient sur les portes et demandaient que l’on se pressât. S’il arrivait des accidents nul ne pouvait en accabler autrui et il arrivait qu’un pas redoublé écrasât des cris de détresse. Évidemment, les musiciens étaient recrutés pour leur endurance et après un sévère examen médical. Aucun d’eux ne pouvait se permettre par contagion d’être obligé de fuir à son tour vers les portes, mais l’exemple est dangereux surtout à l’état chronique et le malheureux que la fuite des écoutants finissait par emporter dans son sillage se voyait condamné à verser une amende, plus forte pour un cuivre que pour une corde, pour un clairon que pour un fifre, l’accablement tombant sur le trombone. On pouvait voir là l’un des cent reflets de la justice qui ne peut être idéale. Or, certains jours connaissaient des moments légers où l’on aurait entendu voler la mouche inoccupée. Il est des silences, même au cœur des foules. Le chef frappait alors son pupitre de la baguette non pour appeler ses hommes à l’attaque comme le font ses confrères, mais pour les prier d’arrêter. Il avait perçu le silence comme d’autres le fa dièse en place d’un sol au cours d’une symphonie. Le monde s’immobilisait, avec ses personnages inutiles sur les chaises, les portes ouvertes sur l’ensemble de la demi-lune, les pigeons en repos sur les toits, l’ombre qui prenait le soleil sous les arcs mauresques des fontaines en suspens, les serveuses en bonnet blanc accoudées aux comptoirs de marbre. Chacun sentait que l’on était au seuil du paradis où choses et gens ne sont plus que leur idée et c’eût été parfait sans l’effort que l’on percevait ici et là, sans bien déterminer le lieu de sa poussée, pour demeurer précisément dans cette approche de la perfection. Il suffisait du sifflement d’un train dans le lointain, un train qui roulait ici des anxieux et des relâchés, pour qu’une dame se levât précipitamment de sa chaise, perdît sa dignité et courût vers un trèfle. Un homme se ruait aussitôt vers un pique et le chef d’orchestre relançait à la seconde une bourrée, remettant seulement sa casquette à galons vers la troisième mesure, arrivant juste à temps pour couvrir d’une harmonie la déclamation déchirante des corps sans savoir-vivre. Tout de même il y avait eu cet entracte dont on parlerait quelque temps, où l’on avait été comme des poissons de porcelaine dans le casier de la ville et la ville immergée dans les profondeurs du ciel.- Du nerf! s’écriait le chef en brandissant sa baguette vers la rangée des cornets.Les chaises vivaient un nouveau désastre, sous les pigeons en retour de flamme. Une odeur de soufre liseronnait aux portiques du jardin dont les perspectives de fer ne laissaient pas l’esprit s’enfuir vers des pays légers mais le poussaient entre des palmiers plus lourds que pierres vers la demi-lune des boxes où l’eau faisait des bonds et rugissait, vers le gravier que les auditeurs honteux retrouvaient sur la pointe des pieds, vers le kiosque où le bruit des trompettes en dépit de l’excès tournait quand même au plaisir.

BOULANGER, Daniel, Fouette, cocher !, Paris, Éditions Gallimard, 1973, 288 p. Prix Goncourt de la Nouvelle 1974