Jean Anouilh (1910-1987) : Le bal des voleurs

L’action se déroule à Vichy aux environs des années 30. L’arrivée d’un trio de pickpockets dans cette ville d’eau réputée pour sa tranquillité va tout bouleverser. La façon la plus simple de détrousser les curistes est de séduire des jeunes filles de la bonne société et de s’affubler de déguisements divers.

Avec le Bal des voleurs (paru en 1938), Jean Anouilh signe ici une pièce qui se rapproche du vaudeville. Même le titre est faux : il s’agit en fait du « Bal des fleurs », mais le mot est mal orthographié sur les cartons d’invitation des convives…

PREMIER TABLEAU

Le jardin d’une ville d’eaux de style très 1880, autour du kiosque à musique.
Dans le kiosque un seul musicien, un clarinettiste, figurera l’orchestre. Au lever du rideau il joue quelque chose d’extrêmement brillant.
La chaisière va et vient. Les estivants se promènent sur le rythme de la musique. Au premier plan, Èva et Hector unis dans un baiser très cinéma.
La musique s’arrête, le baiser aussi. Hector en sort un peu titubant. On applaudit la fin du morceau.

Vichy_(Hôpital)_02
Le kiosque de Vichy

HECTOR,confus.
Attention, on nous applaudit.

ÈVA éclate de rire.
Mais non, c’est l’orchestre ! Décidément vous me plaisez beaucoup.

HECTOR, qui touche malgré lui ses moustaches et sa perruque.
Qu’est-ce qui vous plaît en moi ?

ÈVA
Tout.

Elle lui fait un petit bonjour.

Ne restons pas là, c’est dangereux.
A ce soir, huit heures, au bar du Phœnix. Et surtout si vous me rencontrez avec ma tante, vous ne me reconnaissez pas.

HECTOR, langoureux.
Votre main encore.

ÈVA
Attention, lord Edgard, le vieil ami de ma tante, est en train de lire son journal devant le kiosque à musique. Il va nous voir.

Elle tend sa main, mais elle s’est détournée pour observer lord Edgard.

HECTOR, passionné.
Je veux respirer votre main.

Il se penche sur sa main, mais tire subrepticement une loupe de bijoutier et en profite pour examiner les bagues de plus près. Èva a retiré sa main sans rien voir.

ÈVA
A ce soir !

Elle s’éloigne.

HECTOR, défaillant.
Mon amour…

Il redescend sur scène, rangeant son outil et murmurant très froid.

Deux cent mille. Ce n’est pas du toc.

A ce moment entre le crieur public avec son tambour.
On s’est massé autour de lui. On l’écoute.

LE CRIEUR PUBLIC

Ville de Vichy. La municipalité, soucieuse de la sécurité et du bien-être des malades et des baigneurs, les met en garde et les informe : que nombre de plaintes ont été déposées par les estivants tant à la mairie qu’au commissariat central, place du Marché. Une dangereuse bande de pilpockets …

Il a prononcé difficilement ce mot, la clarinette le souligne, il se détourne furieux.

Qu’une dangereuse bande de …

Il bute encore sur le mot, c’est la clarinette qui le joue…

est en ce moment dans nos murs. La police municipale est alertée… Tant en civil qu’en uniforme, les agents de la force publique veillent sur les estivants…

En effet, suivant un gracieux trajet à travers la foule, des agents entrecroisent leurs sinuosités pendant qu’il parle.

Cependant chacun est invité à observer la plus grande prudence, particulièrement sur la voie publique, dans les parcs et tous autres lieux fréquentés. Une prime en nature est offerte par le Syndicat d’initiative à qui donnera un indice permettant l’arrestation des voleurs… Et qu’on se le dise !…

Roulement de tambour. Pendant qu’il lisait, Hector lui a subtilisé son énorme oignon de cuivre et son gros porte-monnaie. La foule se disperse, on entend le roulement de tambour et la harangue qui reprennent au loin. Hector a été s’asseoir au premier rang. La chaisière s’avance.

LA CHAISIÈRE
Un ticket, Monsieur, pour votre fauteuil?

HECTOR, magnanime.
Puisque c’est l’usage.

LA CHAISIÈRE
C’est soixante-cinq centimes.

Pendant qu’il cherche sa monnaie, la chaisière lui vole son portefeuille, puis la grosse montre et le porte-monnaie du crieur public qu’il venait lui-même de voler.

HECTOR a saisi la main dans sa poche.
Hé! dites donc, là, vous!…

La chaisière se débat et va se sauver ; elle perd sa perruque.[…]

Anouilh, Jean, Le bal des voleurs, Comédie-ballet, Paris, Editions Gallimard, coll.Folio plus (No 46), 1998 (ISBN 2-070-0385-8)