Louis Nucera (1928-2000) : Le Kiosque à musique

Ils se sont rencontrés sur la plage, ils se sont revus souvent, se sont aimés et épousés.
De Nice à Montmartre, à partir du kiosque à musique de Nice, lieu du premier rendez-vous, c’est la vie de Mireille et de Jean qui nous est contée.
De l’été 1958 à aujourd’hui, les années s’écoulent, centrées autour d’un sentiment lumineux qui rythme le tout. Et puis, comme toujours avec Louis Nucera, passent des gens simples et humbles, toute une galerie de portraits inoubliables. Louis Nucera a reçu, à titre posthume, le prix littéraire populiste 2005 qui récompense une œuvre romanesque qui « préfère les gens du peuple comme personnage et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité ».

[…] Sept heures avaient sonné. Comme si soudain les mots ne rendaient service qu’à ceux qui n’ont rien à dire, nous nous tûmes. Là-bas, au bout du couchant, comme d’habitude, mer et azur mijotaient des sortilèges; ils se propageaient partout. Dressés vers le ciel, les palmiers, immuables, ne bougeaient pas : nul vent ne les caressait. De déguerpir si vite, chaque minute me meurtrissait.
Vint le moment où il lui fallut rentrer. Je l’accompagnai à proximité de chez elle, à l’arrêt de l’autobus. « Nous n’habitons pas loin l’un de l’autre et nous ne nous sommes jamais aperçus », dis-je. Elle se retourna à plusieurs reprises avant de disparaître. On se reverrait dans deux jours, à la sortie du travail, devant le kiosque à musique, jardin Albert-I ». C’était promis. Nous avions décidé de l’endroit sans trop chercher. Mon père et ma mère aussi se retrouvèrent là, pour leur premier rendez-vous. C’était en 1925. […]

[…] « Bonjour, Jean. »
Je ne l’ai pas vue arriver. J’étais là à rêvasser, à me faire un peu peur aussi : et si elle ne venait pas? Ce n’est pas le désir de bonheur qui me fait défaut ; mais la confiance en la vie n’est pas mon fort. Je me déplaçais lentement aux abords du kiosque à musique. Mon père en était un auditeur assidu. “ Il adorait surtout le piston ”, me disait ma mère comme s’il s’agissait d’une singularité en tout point remarqua ble. Le dimanche, souvent, au cours des mois de concert en plein air – de mars à novembre – elle et lui louaient leurs chaises à cinq sous et écoutaient Puccini ou Meyerbeer. Tout gosse, je m’asseyais sur les genoux de l’un ou de l’autre, sans doute impatient d’aller jouer près de la grotte et du grand bassin, là où, épatés de beauté, très au-dessus du reste du monde, les cygnes voguaient. […]
le kiosque de Nice

[…] Alors commencèrent des temps heureux puisque nous étions souvent ensemble. A midi et le soir j’allais la chercher au bureau. Le samedi après-midi, le dimanche, nous sortions. On se promenait, on se baignait; on apprenait à se connaître.
Parfois, nous nous arrêtions devant le kiosque à musique. “ Bonjour, Jean ”, chuchotait Mireille à mon oreille. Le premier rendez-vous recommençait. Il advenait que nous assistions à des concerts. Musiques militaires, ouvertures, symphonies, ballets se succédaient. Les soixante-dix musiciens, de bleu pétrole vêtus, étaient très applaudis. Quand retentissaient des cornets à piston, ma mère m’apparaissait. Elle avait son sourire timide et tendre, celui que dessinaient ses lèvres quand elle évoquait mon père et qui lui mouillait les yeux. Ce sourire ne s’est pas figé dans ma tête. Je l’ai pieusement conservé. Il vit. La grotte et ses mystères ont disparu. Les bateaux des gamins naviguent dans un bassin moins tarabiscoté. Les cygnes ont pris leur envol. La qualité de l’azur les y incitait, sans doute. […]

[…] Sous le kiosque à musique le chef était celui qui, déjà, dirigeait il y avait vingt-cinq ans. Nous le reconnaissions. Un galon or sur chaque épaule, trois galons sur les manches, deux lyres cousues sur le col, il maniait la baguette avec sobriété. A présent, les vestes des musiciens étaient blanches. Nous avons pris deux chaises à un franc et un programme.“ Concert donné par La Musique municipale de Nice venue de sous la direction de Georges Truchi ” ; morceaux vifs, nostalgiques, descriptifs, allègres et de concours se succédaient. Les jeunes nous semblaient plus nombreux parmi les exécutants que dans le public. Une sélection du Trouvère terminait la séance. Les bravos étaient juvéniles. […]

NUCERA, Louis, Le kiosque à musique, Editions Grasset & Fasquelle, 1984 (ISBN 2 – 246 – 33751– 8)