William Faulkner (1897-1962) : Sanctuaire

L’action de Sanctuaire se déroule dans les années trente dans le Sud, entre Virginie et Mississipi, au moment de la prohibition. Tout tourne autour du personnage central : la fille d’un juge, Temple Drake, s’évade un soir de son collège et aboutit dans la maison de trafiquants d’alcool. Elle sera victime d’un viol et échouera dans une maison close. Un meurtre sera commis et un innocent sera accusé à cause de son faux témoignage.
Le texte ci-dessous se situe à la toute fin du roman : Temple et son père se promènent au Jardin du Luxembourg, à Paris.

Paris

Le kiosque du Jardin du Luxembourg

[…] Ç’avait été une journée grise dans le gris été d’une année grise. Dans la rue, les vieux messieurs avaient des pardessus. Dans le jardin du Luxembourg, où passaient Temple et son père, les femmes assises tricotaient des fichus; même les hommes qui jouaient au croquet étaient en vestons et en capes. Dans la triste pénombre des marronniers, le choc sec des boules et les cris joyeux des enfants avaient je ne sais quoi de la noble et fugitive mélancolie de l’automne. Au-delà du rond-point à la balustrade pseudo-grecque, où le mouvement de la foule venait se figer, où se déversaient les flots d’une lumière grise de même couleur et de même trame que le jet de l’eau retombant dans le bassin, on percevait le rythme éclatant d’une musique. Ils poursuivirent, passèrent devant le bassin où des enfants et un vieillard en pardessus marron râpé faisaient voguer des petits bateaux, s’enfoncèrent de nouveau sous les arbres, prirent des sièges et s’assirent. Immédiatement, avec une promptitude sénile, une vieille femme survint et encaissa quatre sous.
Dans le kiosque, une musique militaire en bleu horizon jouait du Massenet, du Scriabine et du Berlioz semblable à une mince couche de Tchaïkovsky tarabiscoté sur une tranche de pain rassis. Des branches, l’éclat mouillé du crépuscule s’égouttait sur la toiture du kiosque et sur les sombres champignons des parapluies. Les résonances profondes des cuivres éclataient et mouraient dans le glauque crépuscule, épandant sur Temple et son père un flot d’harmonieuse tristesse. Temple bâilla derrière sa main, sortit sa boîte à poudre, l’ouvrit sur un visage en miniature, buté, déçu et morose. A côté d’elle, son père était assis, les mains croisées sur la poignée de sa canne, la barre inflexible de ses moustaches embuée d’humidité et comme givrée d’argent. Elle referma la boîte et, sous son coquet chapeau neuf, elle sembla suivre des yeux le trajet onduleux des sons, se fondre avec la mourante clameur des cuivres, là-bas, au-delà du bassin et de la terrasse où, entre les arbres sombres, les reines du temps passé poursuivent sous leurs marbres tavelés leurs tranquilles rêveries, là-bas dans le ciel gisant et vaincu, dans le ciel pâmé sous l’étreinte de la saison de pluie et de mort.

FAULKNER, William, Sanctuaire, roman traduit de l’américain par R. N. Raimbault et Henri Delgove, Préface d’André Malraux, Paris, Editions Gallimard, 1949, Livre de poche N°362-363, 1958, 436 p.

Titre original : Sanctuary, 1931