Londres vers 1880. La découverte de corps décapités dans Hyde Park fait resurgir une peur que les londoniens n’avaient plus ressentie depuis Jack l’Éventreur. Et si Thomas Pitt, récemment promu commissaire, ne trouve pas très vite le coupable, on ne donne pas cher de sa tête ! Un premier cadavre est retrouvé sur un bateau, puis un second dans un kiosque à musique. Les indices sont bien maigres. Y a-t-il un point commun entre les victimes, un officier de marine respecté, et un musicien?
[…] Tom Iles était un trompettiste médiocre, mais plein d’enthousiasme. Rien n’aurait pu entamer sa joie d’aller jouer de bon matin, tandis qu’il avançait à grands pas dans Hyde Park, en direction du kiosque à musique; il chantonnait, en balançant l’étui en cuir qui contenait son instrument. Sa partition était pliée dans sa poche, ce qui la rendait plus difficile à déchiffrer, mais plus simple à transporter.
Il comptait bien être le premier arrivé au kiosque à musique; c’était d’ailleurs très souvent le cas. Et ce jour-là, il était encore plus en avance que d’habitude. La lumière de l’aube jetait des reflets turquoise sur l’herbe chargée de rosée. Des nuées de moineaux piaillaient dans les arbres.
Le kiosque de Hyde Park à Londres
Le trompettiste aperçut le contour octogonal du kiosque et allongea le pas en fredonnant. Il s’arrêta brusquement, surpris et agacé de constater qu’il n’était pas le premier arrivant : un homme somnolait sur l’une des chaises.
– « Ça, c’est le bouquet ! Que les indigents passent la nuit dehors, mais pas dans mon kiosque à musique! » songea Tom IIes, qui décida de lui dire sa façon de penser.
– Bonjour, monsieur! cria-t-il. Vous… vous ne pouvez pas rester là, voyez-vous. Vous êtes dans un kiosque à musique, et la répétition va commencer d’un moment à l’autre. Monsieur? Vous m’entendez?
L’homme était si penché en avant que l’on ne voyait pas sa tête.
– Monsieur ! répéta Tom Iles en gravissant la première marche du kiosque.
Mais il manqua la deuxième, sans raison ; ses jambes cédèrent sous lui, et il tomba sur les mains, en se faisant très mal. Son cœur battait si fort qu’il sentait le sang cogner à ses tempes ; sa gorge était sèche.
Il se releva lentement. Oui, la vision était encore là. Il n’avait pas rêvé : 1’homme n’avait pas de tête. Celle-ci se trouvait à ses pieds, un peu sur sa gauche, face contre terre. Dieu merci. Tom Iles ne vit que des cheveux noirs, striés de gris.
Il resta plusieurs minutes à genoux. Ses forces l’avaient quitté. Il tremblait comme s’il venait de soulever un énorme poids. Il eut envie de vomir.
Il devait bien y avoir un agent de police qui faisait sa ronde dans le parc. Le trouver, à tout prix. Mais d’abord se relever. Non, pas tout de suite. Attendre que les arbres cessent de tournoyer autour de lui et que la tempête dans son estomac s’apaise… […]
[…] – Arledge, monsieur, annonça Tellman. Aidan Arledge.
Il était huit heures et demie du matin et Tellman, épuisé, était au rapport dans le bureau de Pitt.
– Découvert dans le kiosque à musique, ce matin à sept heures moins le quart, par un trompettiste arrivé en avance à sa répétition.
– Décapité, j’imagine? Sinon vous ne seriez pas venu me prévenir si vite.
– Oui, monsieur. La tête tranchée, posée à ses pieds, expliqua Tellman avec quelque chose qui ressemblait à de la satisfaction. […]
[…] Qui était donc Aidan Arledge et pourquoi l’avait-on si sauvagement assassiné, alors qu’il se promenait seul dans Hyde Park? Non, pas nécessairement dans Hyde Park. Mais où?
Un passant se heurta à lui, s’excusa sèchement et poursuivit son chemin.
– Hé, chef! Le journal? cria un gamin déguenillé. Macabre découverte dans le kiosque à musique de Hyde Park! Encore un cadavre décapité! Un fou furieux se promène en liberté dans les rues de Londres ! Que fait la police? Hé, chef, vous le voulez ou pas? Tout est écrit là-dedans !
Pitt tendit une piécette au gamin, prit le journal et s’appuya contre un mur pour le lire. L’article était aussi consternant que la une, du sensationnel, des conjectures et la sempiternelle critique de la police. […]
[…] – Dois-je demander à Mr. Tellman de s’en occuper, monsieur? demanda Bailey en sortant un sachet de berlingots de sa poche.
– Non. Je m’en occupe, Bailey. Vous, tâchez de trouvez l’endroit où Arledge a été assassiné et aussi comment on l’a transporté jusqu’au kiosque à musique. Une telle quantité de sang ne doit pas passer inaperçue, nom d’une pipe!
– Comment on l’a transporté? s’étonna Bailey. Ben, on a dû le porter, je suppose. Quand vous venez de couper la tête à quelqu’un, un peu de sang sur vos habits, c’est pas ça qui vous dérange…
– C’est tout de même risqué, de se promener avec un cadavre sans tête dans un parc, remarqua Pitt. Et pourquoi l’avoir déplacé, au lieu de le laisser tout simplement là où il était? Cela voudrait dire que le lieu du crime nous mènerait directement à l’assassin. […]
[…] Il commença à énumérer les faits qu’il connaissait.
– Winthrop a été tué dans une embarcation, ce qui indique qu’il n’avait pas peur de son assassin. Il a été frappé par-derrière, puis décapité, vers minuit. Arledge aussi a été assommé, mais tué ailleurs que dans le kiosque à musique où son cadavre a été trouvé. Il peut ou non avoir connu son meurtrier, mais, ce qui est sûr, c’est que son corps a été déplacé. J’ai en ce moment même une demi-douzaine d’hommes qui cherche lieu du crime.
-Bon sang de bon sang, il ne peut pas être loin! Sur quelle distance peut-on déplacer un cadavre sans tête au cœur de Londres sans se faire remarquer, même au milieu de la nuit? […]