Georges Simenon (1903-1989) : Maigret à Vichy

A Vichy, le kiosque de la Source de l’Hôpital, construit en 1902, offrait chaque jour en saison un programme musical varié pour les curistes des Thermes.
A la Belle Époque, toute une vie sociale existe autour du kiosque pour les curistes désœuvrés réunis pour quelques jours, le temps de la cure: on se promène, on écoute l’orchestre, l’atmosphère de la ville d’eau est propice aux rencontres.
Georges Simenon le comprend très bien lorsqu’il situe l’intrigue de son roman à Vichy. Voici la scène où le célèbre commissaire Maigret rencontre la future victime près du kiosque.
le kiosque de Vichy  

[…] D’un instant à l’autre, la musique allait éclater. Dans le kiosque aux colonnes grêles, aux ornements tarabiscotés, les musiciens en uniforme étaient prêts à emboucher leurs instruments de cuivre, l’œil fixé sur le chef d’orchestre. Était-ce la fanfare des pompiers, les employés municipaux ? Ils avaient autant de galons et de dorures que des généraux sud-américains, des pattes d’épaules rouge sang, des baudriers blancs.
Des centaines, des milliers, semblait-il, de chaises de fer peintes en jaune entouraient le kiosque, en cercles de plus en plus larges, et sur presque toutes des gens étaient assis, des hommes et des femmes, qui attendaient gravement en silence.
Dans une ou deux minutes, à neuf heures, le concert commencerait sous les grands arbres du parc. La soirée était presque fraîche, après une journée lourde, et la brise faisait bruisser doucement le feuillage tandis que les rangs de candélabres aux globes laiteux mettaient dans la verdure sombre, des taches d’un vert plus clair.[…] C’était un peu irréel. Le casino était illuminé, blanc et surchargé de moulures à la mode de 1900. A certains moments on pouvait croire que le cours du temps s’était arrêté, jusqu’à ce que s’élève un bruit de klaxon du côté de la rue Georges-Clemenceau.
– Elle est là… chuchota Mme Maigret avec un mouvement du menton.[…]
– Elle porte son châle blanc…[…] Celle-là, ils auraient pu l’appeler la dame en mauve, ou plutôt la dame en lilas, car il y avait toujours du lilas dans sa toilette. Ce soir, elle avait dû arriver en retard et elle n’avait trouvé une chaise que dans les derniers rangs.
La veille, elle offrait un spectacle à la fois inattendu et touchant. Les Maigret étaient passés près du kiosque dès huit heures du soir, une heure avant le concert. Les petites chaises jaunes formaient des cercles si réguliers qu’ils auraient pu avoir été tracés au compas.
Toutes ces chaises étaient inoccupées, sauf une au premier rang, où la dame en lilas était assise. Elle ne lisait pas à la lueur du plus proche candélabre. Elle ne tricotait pas. Elle ne faisait rien, ne montrait aucune impatience. Très droite, les deux mains à plat sur son giron, elle restait immobile, regardant droit devant elle, comme une personne distinguée.[…] – Cela doit être une vieille fille, tu ne crois pas ?
Maigret évitait de se prononcer. Il n’enquêtait pas, ne suivait aucune piste. Rien ne l’obligeait à observer les gens et à s’efforcer de découvrir leur vérité.
Il le faisait malgré lui, par-ci par-là, parce que c’était devenu machinal. Il lui arrivait de s’intéresser sans raison à un promeneur dont il essayait de deviner la profession, la situation de famille, le genre de vie quand il n’était pas en cure…
La dame en lilas faisait partie de ce qu’on aurait pu appeler le cercle d’intimes de Maigret, de ceux qu’il avait repérés dès le début et qui l’intriguaient. […]
– Je ne pense pas qu’elle ait jamais vécu avec un homme… dit-il au moment où la musique éclatait dans le kiosque…
– Nous faisons le tour ?
Ils n’étaient pas là pour écouter la musique. Cela faisait simplement partie de leur routine de passer à ce moment près du kiosque, où il n’y avait d’ailleurs pas de la musique tous les jours.

SIMENON, Georges, Maigret à Vichy, Paris, Presses de la Cité, 1968, 184 p. (ISBN 2–253–14216–6)