Jean Ray (1887-1964) : Le Grand Nocturne

Né et mort à Gand, Jean Ray (1887-1964) est l’auteur d’une œuvre considérable, dominée par le fantastique à l’état pur, qu’il publie sous divers pseudonymes.
Dans
« Le Grand Nocturne », la nouvelle qui donne son titre au recueil, le héros fait d’étranges incursions dans le futur et dans le passé.
Le kiosque démontable est dressé place Saint-Jacques, en plein cœur de Bruxelles (?).

[…] Trois jours plus tard, le commissaire Sanders commença un nouveau rapport que son adjoint relut, retoucha et copia en triple expédition. L’apostille qui y fut annexée portait en ronde : Disparition du nommé Théodule Notte.
Le pauvre Sanders aurait sombré dans la plus noire des démences, s’il avait pu voir qu’à cette minute le nommé Théodule Notte fumait béatement sa pipe devant la haute pompe du Gros Sablon, à trente pas du bureau de police. Deux heures plus tard, il le croisait devant les fenêtres claires du café du Miroir et, vers minuit, il tournait en même temps que lui le coin de la rue du Roitelet, pour regagner la Taverne de l’Alpha.
Mais cette taverne n’existait pas pour Sanders ni pour d’autres, car elle se situait hors du temps du bon commissaire et de ses concitoyens, ainsi que la vie même de M. Notte.
Mais ni Sanders ni les autres n’étaient initiés aux mystères du vieux livre rouge, et le Grand Nocturne ne se souciait pas d’eux.
Cette vie de Théodule Notte ne ressemblait en rien à un rêve ; le beau cadre de la taverne et le brûlant amour de Roméone, ou de Mlle Marie, suffisaient pour la rendre tangible et bonne.
– Ne voulez-vous revoir les « autres »? demanda un jour la femme aimée.
Il fallut quelque temps à Théodule pour comprendre ce qu’elle voulait dire.
C’était par un bel après-midi de dimanche, un peu froid mais clair et agréable.
Ils quittèrent la taverne et descendirent la rue du Roitelet. La place Saint-Jacques était pleine de monde, car un kiosque y était dressé et un orchestre rural y faisait ronfler cuivres et grosses caisses.
Ils passaient à travers la foule égayée, invisibles pour elle, puisqu’ils se mouvaient hors de son temps.
Au moment où ils traversèrent le pont et où ils virent la profondeur ensoleillée du Ham s’ouvrir devant eux, M. Notte tressaillit.
– Nous allons… chez moi? demanda-t-il.
– Sans aucun doute, répondit Mlle Marie en lui pressant tendrement le bras.
– Et… s’enquit-il avec un peu d’angoisse.
Elle haussa les épaules et l’entraîna.
Lorsqu’il poussa la porte de la boutique, il entendit une grêle chanson venir de l’étage.
D’où viens-tu, beau nuage… entraîné par le vent?…
Il ne s’étonna guère de retrouver, dans le salon du capitaine Soudan, Mlle Sophie, installée devant le clavecin, ni de revoir sa mère, brodant d’affreuses pantoufles jaunes, ni de s’asseoir aux côtés de son père fumant une longue pipe de Hollande.
Rien dans cette assemblée dominicale ne pouvait faire songer que trente ans de sépulture avaient séparé ces êtres. Il n’y eut aucune parole d’accueil et personne ne s’étonna de voir un Théodule vieux de plus de cinquante ans à côté de Mlle Marie. […]

RAY, Jean, Le Grand Nocturne – Les Cercles de l’Epouvante – Bruxelles, Editions Labor – 1986 (ISBN 2-8040-0180-6)