Jules Laforgue (1860-1887) : Le miracle des roses

Tout porte à croire que la nouvelle intitulée Le miracle des roses se situe à Baden-Baden (Allemagne). On sait que Jules Laforgue séjourna dans cette ville (il y fit même des croquis) ainsi qu’à Berlin où il travailla.
Cette « petite ville d’eaux » où l’on soigne les tuberculeux et l’allusion à « la chapelle grecque aux coupoles dorées, avec ses caveaux où l’on relègue tout ce qui meurt de la famille des princes Stourdza » fait penser à Baden-Baden.

Jamais, jamais, jamais cette petite ville d’eaux ne s’en douta, avec son inculte Conseil municipal délégué par des montagnards rapaces et nullement opéra-comique malgré leur costume.
Ah! que tout n’est-il opéra-comique!… Que tout n’évolue-t-il en mesure sur cette valse anglaise Myosotis, qu’on entendait cette année-là (moi navré dans les coins, comme on pense) au Casino, valse si décemment mélancolique, si irréparablement derniers, derniers beaux jours!… (Cette valse, oh! si je pouvais vous en inoculer d’un mot le sentiment avant de vous laisser entrer en cette histoire !) […]

[…] Petite ville, petite ville de mon cœur.
Or les malades n’y tournent pas autour des Sources, tenant en main le verre gradué. C’est des bains qu’on y prend : eaux à 25 degrés (se promener après le bain, puis faire un somme): et c’est pour les névropathes, et c’est surtout pour la femme, pour les féminines qui en sont là.
On les voit errer, les bons névropathes, traînant une jambe qui ne valsera plus même sur l’air fragile et compassé de Myosotis, ou poussés dans une petite voiture capitonnée d’un cuir blasé; on en voit quitter soudain leur place pendant un concert au Casino, avec d’étranges bruits de déglutition automatique; ou soudain, à la promenade, se retourner en portant la main à leur nuque comme si quelque mauvais plaisant venait de les frapper d’un coup de rasoir: on en rencontre au coin des bois, la face agitée d’inquiétants tics, semant dans les ravins antédiluviens les petits morceaux de lettres déchirées. Ce sont les névropathes, enfants d’un siècle trop brillant: on en a mis partout.
Le bon soleil, ami des couleuvres, des cimetières et des poupées en cire, attire aussi là, comme ailleurs, quelques phtisiques race à pas lents mais chère au dilettante. […]
Baden Baden L’ancien kiosque de Baden-Baden

[…] Au-delà de cette verte pelouse de jeunesse en vérité moderne. c’est les premières collines, et la chapelle grecque aux coupoles dorées, avec ses caveaux où l’on relègue tout ce qui meurt de la famille des princes Stourdza. […]

[…] Et puis des collines, des sites de chromo retouchés de donjons romantiques et de cottages à croquer.
Et sur cette folle petite ville et son cercle de collines, le ciel infini dont on fait son deuil, ces éphémères féminines ne sortant jamais, en effet, sans mettre une frivole ombrelle entre elles et Dieu.
Le comité des fêtes va bien : nuits vénitiennes, enlèvements d’aérostats (l’aéronaute s’appelle toujours Karl Securius), carrousels d’enfants, séances de spiritisme et d’anti-spiritisme: toujours au son de ce brave orchestre local que rien au monde n’empêcherait d’aller chaque matin aux Sources, à sept heures et demie, jouer son choral d’ouverture de la journée, puis, l’après-midi, sous les acacias de la Promenade (oh! les soli de la petite harpiste qui se met en noir, et se pâlit avec de la poudre, et lève les yeux au plafond du Kiosque, pour se faire enlever par quelque exotique névropathe à âme frémissante comme sa harpe!), puis, le soir dans la lumière électrique obligée (oh! la marche d’Aïda sur le cornet à piston vers les étoiles indubitables et chimériques!…)
Donc, en définitive, cette petite station de luxe, la voilà comme une ruche distinguée, au fond d’une vallée. Tous, des couples errants, riches d’un passé d’on ne sait où; et point de prolétaires visibles: (oh! que les capitales fussent de fines villes d’eau!) rien que des subalternes de luxe, grooms, cochers, cuisiniers blancs sur le pas des portes le soir, conducteurs d’ânes, piqueurs de vaches laitières pour phtisiques. Et toutes les langues, et toutes les têtes qu’embellit la civilisation.
Et au crépuscule, à la musique vraiment quand, baillant un peu, on lève les yeux et voit cet éternel cercle de collines bien entretenues, et ces promeneurs qui tournent avec des sourires aigus et pales, on a à la folie le sentiment d’une prison de luxe, au préau de verdure, et que c’est tout des malades déposés là, des malades de romanesque et de passé, relégués là loin des capitales sérieuses où s’élabore le Progrès. […]

LAFORGUE, Jules, Le miracle des roses, in Moralités Légendaires, 1887, Editions du Mercure de France, 1946.