Patrick Modiano (1945-…) : Villa Triste

Se remémorant les évènements survenus douze ans auparavant, un jeune homme de dix-huit ans fuyant manifestement la conscription et se présentant sous le nom d’emprunt russe de «comte Victor Chmara», évoque sa rencontre en 1962-1963 dans une ville de province près de la frontière franco-suisse avec Yvonne Jacquet.

La ville d’Annecy n’est jamais nommée, mentionnée uniquement par « A… », mais elle présente toutes les caractéristiques d’Annecy où Patrick Modiano a vécu comme pensionnaire.

Sur l’Esplanade du Pâquier se trouvait un kiosque à musique construit en 1881 et disparu dans les années 1960.

[…] La rue Royale, elle, n’a pas changé, mais à cause de l’hiver et de l’heure tardive, on a l’impression, en la suivant, de traverser une ville morte. Vitrines de la librairie Chez Clément Marot, d’Horowitz le bijoutier, Deauville, Genève, Le Touquet, et de la pâtisserie anglaise Fidel-Berger… Plus loin, le salon de coiffure René Pigault. Vitrines d’Henri à la Pensée. La plupart de ces magasins de luxe sont fermés en dehors de la saison. Quand commencent les arcades, on voit briller, au bout, à gauche, le néon rouge et vert du Cintra. Sur le trottoir opposé, au coin de la rue Royale et de la place du Pâquier, la Taverne, que fréquentait la jeunesse pendant l’été. Est-ce toujours la même clientèle aujourd’hui?
Plus rien ne reste du grand café, de ses lustres, de ses glaces, et des tables à parasols qui débordaient sur la chaussée. Vers huit heures du soir, des allées et venues se faisaient de table à table, des groupes se formaient. Eclats de rire. Cheveux blonds. Tintements des verres. Chapeaux de paille. De temps en temps un peignoir de plage ajoutait sa note bariolée. On se préparait pour les festivités de la nuit.

A droite, là-bas, le Casino, une construction blanche et massive, n’ouvre que de juin à septembre. L’hiver, la bourgeoisie locale bridge deux fois par semaine dans la salle de baccara et le grill-room sert de lieu de réunion au Rotary Club du département. Derrière, le parc d’Albigny descend en pente très douce jusqu’au lac avec ses saules pleureurs, son kiosque à musique et l’embarcadère d’où l’on prend le bateau vétuste qui fait la navette entre les petites localités du bord de l’eau: Veyrier, Chavoire, Saint-Jorioz, Eilan-Roc, Port-Lusatz… Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots, inlassablement, sur un air de berceuse.

On suit l’avenue d’Albigny, bordée de platanes. Elle longe le lac et au moment où elle s’incurve vers la droite, on distingue un portail en bois blanc: l’entrée du Sporting. De chaque côté d’une allée de gravier, plusieurs courts de tennis. Ensuite, il suffit de fermer les yeux pour se rappeler la longue rangée de cabines et la plage de sable qui s’étend sur près de trois cents mètres. A l’arrière-plan, un jardin anglais entourant le bar et le restaurant du Sporting, installés dans une ancienne orangerie. […]

Modiano, Patrick, Villa Triste, roman, Éditions Gallimard, 1975, (ISBN 2070369536)

Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 par Patrice Leconte dans son film « Le Parfum d’Yvonne ».