Saïd al – Kafrawi est le nouvelliste égyptien le plus célèbre de sa génération, grâce à ses sept recueils publiés à partir de 1984. Cette anthologie, Le Kiosque à musique, parue en 1997, regroupe dix-huit nouvelles qui permettent de retracer son itinéraire. Ces nouvelles dressent le portrait d’une société égyptienne du 20e siècle encore fortement imprégnée des traditions.
Voici des extraits de la nouvelle intitulée Le kiosque à musique qui donne son titre au recueil, kiosque réel ou fictif de la ville du Caire.
[…] Et tu les voyais – quand tu étais petit jusqu’à l’ébahissement -, formant, avec leur air de tendresse candide, un cercle musical. Ils entraient en costume blanc, dans le style de l’époque, coiffés de tarbouches apportés là par le gouverneur qui avait habité la citadelle puis, vers la fin de ses jours, était parti vivre au bord de la grande mer salée. Ils se tenaient au centre du public, des fleurs rouges pointant de leur veste, et jouaient les hymnes patriotiques que les ancêtres avaient un jour portés dans leur imaginaire, avant que ne les dérobent les bandits de grands chemins, les chefs de bandes, les truands, les pauvres diables, ceux qui n’ont pas d’empire sur les choses de ce monde.
Tu les voyais dans les concerts, jouant de leurs cuivres étincelant sous le soleil de la pleine journée. Autour d’eux la veuve, la femme enceinte, les vagabonds, l’homme au turban, un tel venu des provinces lointaines par le pont de pisé, tel autre qui sortait de l’impasse du Mamelouk, celui qui habitait le monument ancien, le passant des deux rives, le lecteur de vieux manuscrits et les enfants du verger, baignés à l’eau de la source et voués à l’hymne céleste, avançant dans le vent soufflant de l’est sur une ville qui ne connaissait pas la clameur de la mort ni le goût du vacillement de l’âme. Debout sous le kiosque de bois, ils jouaient les versets du soir, les oraisons et l’amour de la patrie. Ta paume dans la paume de ta mère, tu l’interrogeais :
– Qui sont ces gens, maman ?
– Ce sont les musiciens, répondait-elle.
– Et comment s’appelle cet endroit ?
– Le kiosque à musique, mon enfant. […]
[…] Ce sont les musiciens qui m’ont donné l’intimité et le plaisir d’autrefois et m’ont encouragé à m’approcher d’eux, quand j’étais encore enfant, pour demander au chef d’orchestre :
– Monsieur, s’il vous plaît, j’aimerais entendre « Comme il est beau d’aimer »…
Tournant le dos, il frappait de sa petite baguette le chevalet installé devant lui. Les musiciens faisaient silence, alors il soulevait sa baguette et leur lançait :
– Prêts ? « Comme il est beau d’aimer ».
Ils jouaient la chanson et j’étais sous le charme, moi le garçon qui me tenais à la lisière de l’eau et du feu, qui voyais l’ombre et le chatoiement du soleil et humais le parfum du vent dans le bosquet. Puis s’avançait quelqu’un d’autre qui demandait au chef :
– S’il vous plaît, nous voudrions l’hymne « Egypte, je me sacrifie pour toi ».
Il hochait la tête d’un air affable et je voyais resplendir le paradis sur son visage, avec un sourire comme la lumière d’une lanterne qu répandait sur nous, spectateurs, une bienveillance, une chaleur. J’avais peur alors qu’avec le temps je ne puisse plus voir cela, ce que je tenais alors, qui peuplait la ville peuplée d’arbres, la ville dont le corps était vrai, paisible, serein Et quand le jour s’achèverait, je leur dirais adieu – alors qu’ils s’en allaient vers leurs logis – comme aux saisons révolues de ma lointaine enfance.
Où sont partis maintenant les musiciens ?
On ne les voit plus dans la ville. […]
[…] Je les ai cherchés place Tahrir et place Ramsès, au parc Merryland, en bas du mont Moqattam, au pied de la tour du Caire, rue du 23-Juillet, avenue Gamal-Abdel-Nasser, à la cité Sadate, la station Moubarak, sur le boulevard Salah-Salem et la place Hussein, dans la ruelle du café Fichawi, rue de la Révolution, place Mancheyya…
Pas la moindre trace d’eux ; je n’ai entendu que le sifflement du vent.
Les faiseurs de musique d’autrefois,
Qui faisaient notre amour de ces lieux disparus,
Qui nous ont laissés sans regret,
Et s’en sont allés. […]
[…] Les voilà…
Il me semble les connaître, les avoir vus autrefois.
Cinq hommes d’âge mûr, frappés par la vieillesse et la décrépitude, ils ont l’air d’être un des piliers de cette vieille ville.
Observe les visages, les traits, et rappelle-toi que tu as vu cela dans ton enfance aimée jusqu’à la déraison ; et ta jeunesse, où tu les poursuivais de place en place, et de fête en fête. […]
« Les musiciens, ce sont les musiciens ! », tu t’es exclamé.
– Ce qu’il en reste…
Le « maestro » et quatre de ses musiciens.
Ce sont eux… Ce sont eux que tu voyais jouer sur les places publiques, lors des fêtes et des célébrations nationales.
Ils se retrouvent, boivent une infusion de cannelle, leurs têtes se rapprochant pour deviser à mi-voix ; puis ils s’en vont. […]
[…] Au bout du quartier se trouvait une maison ancienne où ils entrèrent par un portail de fer forgé.[…]
Je vis un jardin en fleurs, avec des arbres touffus, bordé d’allées pavées. Au centre, une fontaine de marbre avec une statue de vierge se baignant, et un kiosque de bois couvert de plantes grimpantes à fleurs jaunes.
Je restai muet. On dirait le vieux kiosque à musique…
Je vis le vieux maestro – c’était sûrement à lui qu’appartenait la maison – installer les cuivres des quatre musiciens. Face à eux, il leva sa baguette et ils se mirent à jouer. « Quand vient le soir », « La voisine de la vallée », « Dis, ma belle, quand reviendra le temps », « Poussière d’or glissant entre deux rives »…
Je me suis vu, cependant qu’à travers la palissade je les regardais jouer comme pour eux-mêmes, je me suis vu redevenir un petit enfant, ma paume dans la paume de ma mère morte depuis bien des années, et dégager ma main de la sienne pour m’approcher d’eux en trébuchant de confusion, les priant de jouer pour moi, le vieillard à la tête grisonnante, l’hymne « Égypte, je me sacrifie pour toi ». Alors, à ma grande surprise, je les ai vus exaucer mon vœu, tous leurs regards tournés vers moi, vers l’enfant aux cheveux blancs, et sourire.