William Boyd (1952 – …) : L’après-midi bleu

Le livre commence à Los Angeles, en 1936. Kay Fischer, architecte, se fait interpeller par un homme qui se prétend son père. Mais elle ne le croit pas. Et Kay refuse d’abord d’écouter ce que ce Salvador Carriscant veut lui dire. Et puis elle cède, plus par curiosité que parce qu’elle pense qu’il est réellement son père. Et il va lui raconter une histoire incroyable et mystérieuse, qui va nous mener en Europe, à Lisbonne, puis aux Philippines, à Manille.

Nous voici à Manille, dans le parc de la Luneta. Le kiosque existe-t-il toujours?

[…] Une vieille femme qui lavait à grande eau les dalles en pierre de l’entrée lui indiqua la salle des professeurs où un trio de jeunes nonnes lui confirma que Miss Caspar était rentrée chez elle.
« Est-ce une affaire urgente ? s’enquit l’une d’elles, poliment. – Euh, non, ma sœur, c’est…  » Il se tut : comment exprimer ça ? « C’est personnel. »
Un peu de son angoisse dut transparaître dans la formule banale car les trois religieuses se regardèrent avec un air compatissant et l’une d’entre elles informa spontanément Carriscant que Miss Caspar avait l’habitude de faire une petite promenade sur la Luneta avant de rentrer chez elle. Surtout si l’orchestre de la gendarmerie y jouait. […]

[…] La Luneta était un petit parc situé entre les remparts d’Intramuros et la digue, où les habitants de Manille se réunissaient traditionnellement au crépuscule pour le paseo. La coutume avait survécu à l’invasion des Américains et offrait une des rares occasions durant lesquelles étrangers, mestizos et Philippins pur sang se rencontraient dans une sorte de mélange social égalitaire et bon enfant.
Lorsque Carriscant atteignit la modeste esplanade autour de laquelle se déroulait l’essentiel de la parade ostentatoire doublée d’un espionnage sous le manteau, quelques personnes commençaient à s’en aller et l’on entendait le dernier angélus s’égrener faiblement dans la vieille ville. Il restait tout de même encore plus de cent calèches répétant avec constance leur circuit sous le reflet des lampadaires à présent allumés. Carriscant ordonna à son cocher de s’arrêter et il gagna à pied la partie pavée du centre, se frayant non sans difficulté un chemin à travers la foule des badauds, vers le kiosque à musique, d’où la brise marine lui apportait le son d’une valse de Strauss exécutée avec brio. Tout en marchant, il jetait de rapides coups d’œil autour de lui, scrutant chaque visage blanc et féminin, certain de ne pas la rater – un peu comme votre propre nom imprimé sur une feuille quelconque vous saute nécessairement aux yeux – dans la masse de gens qui allaient et venaient, bavardant, flirtant, lorgnant, faisant des commentaires sur les landaus et victorias astiqués et les dentelles des femmes qui s’y prélassaient. Il y avait un bon nombre de militaires américains en uniforme blanc et coiffés de leurs feutres souples, de riches Chinois en soieries étincelantes, des Anglais en vareuse et casque colonial, et, ici et là, un vieux moine qui se hâtait, nerveux, rêvant du bon vieux temps, avant la révolution et les Américains. […]

[…] Il attendit en vain quelques minutes interminables et tendues près du kiosque. En dépit de la fraîcheur du soir, il transpirait d’excitation et d’énervement. Il essuya son front et ses paumes moites avec son mouchoir avant de traverser la route pour rejoindre la digue où il s’arrêta un moment, les yeux clos, s’ordonnant de se calmer tout en s’éventant de son panama. Il s’apaisa peu à peu et se sentit gagné par une nouvelle humeur de sobre logique… Que diable faisait-il à courir autour de la Luneta ? Comme un amoureux transi. Lui, le docteur Salvador Carriscant, chirurgien en chef de l’hôpital San Jeronimo, que des tas de gens ici pouvaient reconnaître. Il jeta des regards hésitants à droite et à gauche : une chance que la nuit fût en train de tomber. Au-delà du reflet des réverbères, la plupart des visages étaient plongés dans l’ombre. […]

[…] Et puis, il la vit.
Avec deux autres femmes et, il s’en aperçut un moment plus tard, deux compagnons mâles à leur suite, deux hommes en costume de coutil, s’approchant tous ensemble du kiosque à musique, où l’orchestre avait entamé une irritante marche du genre poum-poum-poum signée de Souza.
Il retraversa la route, se faufilant entre les attelages, et entreprit de suivre le groupe, tout en restant un peu à l’écart à quelque distance.[…]

[…] Ils s’attroupèrent autour du kiosque et la musique changea de nouveau pour se transformer en une interprétation stridente mais plaintive du  » Quando me’n vo’ « de La Bohème. Carriscant alla se placer de biais derrière la jeune femme qu’il apercevait ainsi de trois quarts portant les mains à sa gorge de ravissement, mimant les paroles et se grisant de la musique. Il baissa les yeux et vit qu’elle remuait ses hanches, faisant tournoyer souplement les plis de sa longue jupe, bougeant d’un pied sur l’autre, dansant presque, au rythme de l’exquise mélodie.[…]

[…] Il reconnut l’écriture sur l’enveloppe. Docteur Salvador Carriscant, Hôpital San Jeronimo. Confidentiel. Il sourit. Une semaine seulement s’était écoulée depuis leur dernière rencontre. Il fit sauter le sceau, découvrant la vision familière de son papier à lettres à bords crantés. Il déplia la feuille et fronça les sourcils.  » Ce soir, sur la Luneta « , disait la note sans signature. Il consulta sa montre, soudain troublé : midi. Quel plan avait-elle en tête? […]
Il plut dans l’après-midi mais, le soir, le temps s’était éclairci et la Luneta grouillait de monde. Les calèches tournaient, les foules vêtues de blanc flânaient et bavardaient autour du kiosque à musique tandis que, sur la baie, le ciel prenait un ton mandarine. Carriscant descendit de sa voiture et avança le long de la digue, tout au bord de la route. Une brise d’un agréable mordant soufflait de la mer et, parfois, une rafale le forçait à mettre la main sur la coiffe de son panama pour le maintenir en place. Il s’assit sur la digue, pour attendre, porta son regard vers Corrigedor, au-dessus de la surface argentée de l’eau, et tourna la tête jusqu’à ce qu’il aperçoive les lumières dispersées de Cavite, plus loin sur la côte. […]

[…] Puis il l’aperçut, avec une autre femme, dans une calèche. Elle portait un ensemble bleu marine gansé de jaune, une cape-mantelet, et ses cheveux relevés à la diable. Il les regarda descendre de voiture et gagner le kiosque à musique, puis quitta d’un bond la digue et les suivit, en faisant le tour du kiosque rempli de crépitements bruyants tandis que l’orchestre changeait de partitions, pour surgir, comme par hasard et pure coïncidence, devant elles.
« Mrs Sieverance, comment allez-vous?
– Docteur Carriscant ! Quel plaisir! Puis-je vous présenter à mon amie, Mrs Oliver ? Le docteur Carriscant, le plus célèbre chirurgien de Manille. » […]

BOYD, William, L’après-midi bleu, roman traduit de l’anglais par Christiane Besse, Paris, Editions du Seuil, 1994 (ISBN 2-02-021364-8) Titre original : The blue afternoon , 1993, Sinclair-Stevenson, Londres (ISBN 1-85619-366-7)